Musée invisible

Musée Invisible est une collection de socles sauvés in extremis de l’oubli. Ils étaient jetés à même le sol, serrés les uns contre les autres, près d’une poubelle, prêts à être embarqués sans cérémonie. Mon tropisme naturel pour l’animisme m’a révélé toute leur dimension tragique. Je les ai observés un temps, incapable de m’en détacher. Sans m’en rendre compte, je m’étais pris d’affection pour ce petit peuple du bitume, ces laissés pour compte grelotants, terrifiés par le pressentiment d’un destin funeste, après une vie de loyaux services. Il m’était impossible de les laisser là, je les ai donc embarqués sur mon dos avec le sentiment à la fois exaltant et un brin exalté de sauver par ce geste l’humanité toute entière.

La dimension métaphorique de leur situation d’invisibles assujettis, jetés sans ménagement dès lors qu’ils ne servent plus, m’a donné envie de les sortir de leur fonction d’objet, de leur anonymat et par extension, révéler toute leur beauté et leur mystère au monde par la photographie.

Il y a une émotion toute particulière à mettre en lumière ces socles nus, étranges, esseulés. La distinction objet-sujet est remise en question au sein même de la pensée occidentale et pas seulement par l’anthropologie. Dans « auprès d’un mort », Maupassant s’attardait sur le dentier de Schopenhauer, devenu sujet à part entière lorsqu’il dégringola de son cadavre en putréfaction. Débarrassés de leur sujet, les socles peuvent ils saisir l’opportunité de le devenir eux-mêmes? Peuvent-ils par le prisme de mon regard et de ceux qui les regardent devenir à leur tour, osons le mot, oeuvre d’art ? Mon émotion première en les découvrant me porte à le croire.

Dans ce dessein fondamentalement humaniste et universaliste, il me semblait nécessaire de les montrer à la fois individuellement et collectivement comme lorsqu’à la suite d’un événement tragique, on place les photos des disparus sur un mur. C’est donc sous la forme d’une collection qu’ils sont présentés, une collection inspirée par le mouvement de la photographie objective allemande, initiée par les Bechter à Düsseldorf.

Le questionnement sur le socle est essentielle dans l’histoire de la sculpture aux XXème et XXIème siècles. Rodin, le premier, ébranla la tradition du socle avec « les bourgeois de calais », puis ce fut Brancusi qui, en apportant autant d’attention à ses socles qu’à ses sculptures troubla la frontière oeuvre/socle. De nombreux sculpteurs, à leur suite, s’interrogèrent sur la place des socles, notamment Stephan Balkenhol. Plus en avant, le minimalisme alla jusqu’à les abolir. Puis, le socle devint un objet en lui-même. Le socle monumental de Raymond Hains ne porte rien et devient forme autonome. Didier Vermeiren lui-aussi s’est intéressé au socle au point de le transformer en sculpture indépendante. Par la même occasion, il parlait d’une absence, celle de la sculpture traditionnelle, y compris la statuaire.

L’évolution du  traitement du socle dans l’histoire de l’art est concomitante de l’éveil des consciences sur le mal inhérent à l’instrumentalisation de l’autre, quel qui soit. A l’heure des vidéos virales sur la maltraitante animale,  des photos chocs qui révèlent les tragédies humaines silencieuses derrière des tee-shirts à bas prix ou des statistiques de migrations, « musée invisible » invite humblement à ne plus détourner le regard des invisibles, des fantômes discrets, des serviteurs de nos désirs impérieux et vains. 

 

 

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